Contes du magicien et du sorcier.
Dominique CAMUS
Le Corps-sans-âmeUne jeune fille, d'une rare beauté, fut enlevée à sa famille sans que celle-ci sût par qui et comment.
Elle était fiancée à un prince qui éprouva un immense chagrin en apprenant la disparition de celle qu'il aimait. Il mit tout en œuvre pour la retrouver : des courriers furent lancés dans toutes les directions, lui-même parcourut toutes les villes du royaumes, mais malheureusement, aucun indice ne vint lui donner le plus petit espoir.
Ayant entendu parler de Viviane, la fée protectrice des amoureux qui habitait la forêt de Brocéliande, il alla lui offrir de riches présents et la prier de venir à son aide.
Viviane, lorsqu'il la rencontra, était assise à côté de son amant, l'enchanteur Merlin, sur le perron d'une merveilleuse fontaine.
Après s'être concertée avec Merlin, la fée dit au prince :
- Ta fiancée a été enlevée par le corps-san-âme qui l'a transportée dans son palais, sur la montagne de verre, où il l'a métamorphosée en oiseau et enfermée dans une volière. Dirige tes pas vers l'orient, surmonte avec courage les obstacles que tu rencontreras sur ton chemin. Tu trouveras trois animax qui te demanderont un service. Fais en sorte de le leur rendre, car ils te seront d'une grande utilité. Enfin, si tu parviens jusqu'au corps-sans-âme, voici pour te débarasser de lui un tout petit œuf qu'il faudra, d'une façon adroite, lui faire manger.
Le prince remercia la fée et se mit en route. Il voyagea pedant bien des semaines, escaladant les montagnes, traversant les vallées, passant les rivières et les fleuves à la nage ou en bateau, et cela sans rien découvrir. Un soir qu'il était exténué de fatigue et qu'il avait choisi pour passer la nuit le creux d'un rocher, il vit venir à lui les trois animaux annoncés par la fée. Il y avait un lion, un aigle et une fourmi. Une discussion s'était élevée entre eux au sujet du cadavre d'un cheval qu'ils avaient mis à mort tous les trois, et ils venaient demander au voyageur s'il consentait à leur en faire le partage.
- Volontiers, leur répondit le prince. Toi, l'aigle, qui n'a pas de dents, je t'adjuge des entrailles de la bête ; toi, fourmi, je te donne la tête qui te servira non seulement de nourriture, mais encore de logement. Enfin, toi, le maître des animaux, tu auras les membres du cheval. Êtes-vous satisfaits ?
- Oui, dirent-ils. A notre tour de te récompenser comme tu le mérites.
Le lion lui donna un poil de sa crinière en lui recommandant de ne pas le perdre.
- Chaque fois que tu seras en péril, mets ce poil dans ta bouche, en disant « A mon secours, Seigneur lion », et aussitôt tu seras métamorphosé en lion.
L'aigle lui donna une de ses plumes, l'assurant que, lorsqu'il serait fatigué de marché ou qu'il voudrait s'élever dans l'air, il lui suffirait de mettre cette plume dans sa bouche et de s'écrier « Salut au roi de l'air ! » pour être immédiatement changé en oiseau.
La fourmi lui remit une de ses pattes, en déclarant qu'en agissant de la même façon que pour le poil et la plume, il deviendrait une fourmi pouvant se glisser partout, sans attirer l'attention de personne, et même, par cette métamorphose, échapper à tous ses ennemis.
Avant de prendre congé de ses nouveaux amis, le prince leur demanda s'ils savaient où se touvait la montagne de verre.
Tous répondirent négativement. Toutefois, l'aigle ajouta :
- Etant le roi de l'air, je vais convoquer tous mes sujets pour leur demander s'ils l'ont aperçue dans leurs voyages.
Les oiseaux du ciel s'empressèrent d'accouir à l'ordre de leur souverain, mais aucun d'eux ne put lui apprendre où était située la montagne en question.
Un faucon arriva longtemps après les autres.
- Comment se fait-il, lui dit l'aigle mécontent, que tu sois aussi en retard ?
- Maître, parce que j'arrive d'un pays inconnu, qu'on appelle la montagne de verre.
- Alors tu vas y conduire ce voyageur.
Le price mit aussitôt la plume de l'aigle dans sa bouche, en disant « Salut au roi de l'air ! », et il fut immédiatement changé en oiseau de proie.
Après avoir attaché des guides au cou du faucon, il lui donna l'ordre de prendre son vol et de retourner d'où il venait.
Malgré les orages, le tonnerre, la pluie, le vent, ils arrivèrent, après plusieurs semaines d'un voyage pénible, au sommet de la montagne de verre.
La corps-sans-âme, appréhendant quelque malheur, gémissait et s'écriait : « Je suis malade, quelqu'un en veut à mes jours, je sens ma fin approcher. » Et il allait et venait dans ses appartements, jusqu'au moment où, fatigué et n'en pouvant plus, il s'étendit sur son lit.
A ce moment même, une fourmi pénétra dans la pièce où se trouvait le terrible magicien appelé le corps-sans-âme.
En le voyant couché, les yeux fermés, et ouvrant à chaque instant une bouche démesurée pour bâiller, la fourmi ne tarda pas à devenir une alouette qui, un petit œuf dans une patte, s'en alla planer au-dessus du dormeur. Lorsque celui-ci ouvrit la bouche, l'oiseau laissa choir l'œuf qui pénétra jusque dans la gorge du magicien. Un rugissement épouvantable ébranla tout le palais, puis un silence complet succéda à ce bruit. Le prince put alors constater que son ennemi avait cessé de vivre.
Débarrassé du ravisseur, il s'agissait maintenant de trouver le volatile qui, sous ses plumes, cachait la prisonnière.
Le prince, ne découvrant rien, dirigea ses pas vers le jardin où des chants d'oiseaux parvinrent à ses oreilles. Il aperçut bientôt une superbe volière où les rossignols et les fauvettes faisaient entendre leurs plus belles mélodies.
Des monstres, qui les gardaient, voulurent s'élancer sur le mortel qui osait les approcher, mais le prince mit le poil de la crinière du lion dans sa bouche en criant « A mon secours, Seigneur lion ! » Il fut aussitôt métamorphosé en un lion furieux, qui se rua sur les monstres et les mit en lambeaux.
Comment découvrir maintenant, parmi tous ces oiseaux, la jeune fille enlevée par le corps-sans-âme.
L'attention du prince fut attirée par une colombe dont le bec était traversé d'une épingle d'or. Il s'en empara, arracha l'épingle et immédiatement il eut, devant lui, sa fiancée, plus belle que jamais.
Qu'on juge de la joie des amoureux qui s'empressèrent de retourner dans leur pays, où leur noce ne tarda pas à avoir lieu, et qui fut, dit-on, l'une des plus belles noces du monde.
Adolphe ORAIN, Contes du pays gallo, 1904.